Les mots du pouvoir
Le mot est indissociable de l’exercice du pouvoir. Dans le débat démocratique, il sert à expliquer, à démontrer et à convaincre. Encore faut-il que ce mot soit crédible et légitime. De plus en plus souvent, ce mot est aussi une source d’inégalité sociale qui, bien malgré lui, tend à opposer plutôt qu’à réunir. Et ce n’est pas sans risque…
Il serait vain de parler du pouvoir des mots en valeur absolue. Le mot, en soit, est neutre. C’est, comme souvent, son emploi qui forge sa puissance ou sa faiblesse en fonction du contexte et du statut de son auteur. C’est donc à la fois le locuteur et l’audience qui en font sa valeur. Indéniablement, et sans que j’aie à m’en offusquer, mes mots ont moins d’impact que ceux prononcés par Donald Trump, Rihanna ou Booba (pardon pour le parallèle hasardeux). Pourtant, potentiellement, ces mots sont les mêmes. Ce constat évident questionne d’abord la notion d’influence, qui s’est aujourd’hui largement généralisée. En d’autres termes, une personne qui possède une audience conséquente n’est plus maître ni de ses propos, ni de ses mots. Ce qui explique la résonance que prennent certains dérapages langagiers commis dans les médias ou relayés sur les réseaux sociaux. Cet impact, aujourd’hui quasi immédiat, questionne également le pouvoir de nuisance des mots dès lors qu’ils émanent d’une institution ou d’une source officielle.
Pouvoir et déontologie
Dans ce domaine, il faut reconnaître que l’époque nous gâte. À commencer par un Donald Trump, qui a fait de la post-vérité une stratégie de souveraineté. Sans oublier la branche peu reluisante mais ô combien florissante des « fake science » qui remet en question la légitimité même de la parole scientifique. Une enquête du Monde de 2018 estime qu’il y aurait environ 10 000 revues relayant des travaux scientifiques moyennant finance, sans contrôle rigoureux de la méthode ni des résultats, soit 2 à 3% des publications mondiales. Six fois plus qu’il y a cinq ans. Des entreprises comme Coca-Cola, Exxon ou Monsanto se sont déjà fait pincer en plein délit de bricolage de résultats scientifiques. Des pratiques illicites qui discréditent la parole de toutes les entreprises et celle de leurs relais traditionnels. Conséquence directe : selon le Trust baromètre annuel publié par l’agence Edelman plus que 36% des gens font confiance aux entreprises qui s’engagent sur des sujets de société et 60% reprochent aux marques d’utiliser les causes sociétales de manière opportuniste pour vendre plus. Un constat bien morose pour les entreprises qui tentent parfois sincèrement de faire changer les choses.
Les mots pour agir
Au-delà de ces méthodes frauduleuses, deux alternatives semblent prédominer pour se faire entendre : développer la langue de bois consensuelle (qui ne s’est jamais aussi bien portée qu’aujourd’hui) ou développer l’outrance et la radicalité comme stratagème pour se démarquer de la masse d’information. On parvient alors à caresser la volupté du quart d’heure de gloire individuel (ou éviter le cas échéant de sombrer dans l’oubli). On en revient à Donald Trump et ses Tweets lapidaires. Le mot, à condition qu’il soit bien choisi, a le pouvoir de faire bouger les choses. « Les mots justes trouvés au bon moment sont de l’action » professait Hannah Arendt, cherchant par là à démontrer que le monde des idées n’était pas incompatible avec celui de l’activisme. Le mot choisi est une arme qui permet de « porter la plume dans la plaie ». Mais il suppose une condition de taille : la nécessité de trouver le « mot juste ». Et donc d’avoir le choix. C’est là que ça se complique.
L’appauvrissement du vocabulaire
« Pour avoir le choix des mots, il faut avoir un vocabulaire considérable » disait Michel Serres dans un éloge à la langue française. Non que l’éloquence tienne nécessairement à la taille de son lexique. Andromaque, pièce maîtresse de Racine, contient moins de 1300 mots distincts. C’est dire. Mais plutôt que la richesse du vocabulaire soit surtout un marqueur d’inégalités dans la capacité à « faire agir ». On le sait, celui qui possède les mots possède le pouvoir, tant ceux-ci sont intimement liés à l’éloquence, la rhétorique et la capacité d’argumentation. « Posséder les mots et les diffuser, c’est posséder la pensée » nous dit le linguiste Claude Hagège. Dans un rapport rendu en 2007 à l’Éducation Nationale, Alain Bentolila, autre linguiste éclairé, pointait du doigt l’écart de vocabulaire existant entre les enfants de CM1. Une différence pouvant aller de 3000 à 8000 mots pour les mieux pourvus. Un écart de 2,5 qui équivaudrait à 5 années de scolarité entre les premiers et les derniers. L’appauvrissement du vocabulaire a donc pour conséquence directe de creuser les inégalités.
Les mots et le déterminisme social
Derrière leurs allures inoffensives, les mots deviennent par là-même des éléments puissants de domination et du déterminisme social cher au sociologue Pierre Bourdieu.
« Les discours ne sont pas seulement des signes destinés à être compris, déchiffrés, ce sont aussi des signes de richesse destinés à être évalués, appréciés et des signes d’autorité destinés à être crus et obéis. »
précise-t-il dans son ouvrage Ce que parler veut dire. La capacité à manier les mots est donc un marqueur d’inégalité que l’école peine à corriger, alors qu’elle devrait être un « trésor commun », selon les vœux de Saussure, père de la linguistique moderne. Cette « suprématie linguistique » n’est pas nouvelle tant elle a toujours été l’apanage des puissants. Mais elle connait aujourd’hui un tournant crucial, puisque l’éloquence est désormais considérée par beaucoup comme une forme de sophistication, de mépris de classe et suspectée de collusion ethnocentrique. Elle dessert désormais la parole journalistique, politique et médiatique considérée comme coupée de sa base et des réalités du terrain, du « parler vrai ». Et c’est à ce moment qu’on en revient une nouvelle fois à Donald Trump et à la vague de populisme qui ébranle aujourd’hui beaucoup de démocraties.
Trump, les mots qui divisent
En se faisant élire, Trump a résolument changé les règles du jeu des mots du pouvoir. « Le président américain a fait exploser les codes de la parole politique. Sa langue est vulgaire et confuse, truffée de fautes de syntaxe et de phrases sans queue ni tête, de sarcasmes et d’invectives – signes d’un rapport dévoyé à la réalité et à la culture » nous dit Bérangère Viennot dans son ouvrage « La langue de Trump ». Avec Trump et ses sbires, la crédibilité n’est plus ni dans le sens des mots, ni dans leur véracité, pourtant essentiels au débat démocratique. Elle fait place à une parole d’opinion, performative et porteuse de post-vérité, qui occupe désormais toute la place médiatique, notamment numérique. Le pouvoir des mots a changé de camps. Et ça peut tout changer…
Pascal Beria
Crédit photo : Raphael Schaller