Les mots : de l’influence à la manipulation
« Un mot et tout est sauvé, un mot et tout est perdu ». Ce verdict d’André Breton traduit le caractère profondément paradoxal des mots. Les mots soignent comme ils peuvent blesser à mort. Tout dépend du dessein qu’on leur donne et de l’intention de celui ou celle qui les contrôle. Car les mots sont aussi un moyen d’emprise redoutable sur les individus et peuvent être des armes redoutables de manipulation dans les mains de ceux qui seraient mal intentionnés.
Les linguistes nous apprennent que la pensée n’existe pas en valeur absolue mais se formalise avec les mots. Mais le mot a aussi un pouvoir cognitif essentiel. Une expérience publiée en 2016 dans la revue Nature démontre que chaque mot entendu est susceptible d’imprimer une région spécifique du cortex cérébral et modèle une cartographie étrange de notre cerveau et de son métabolisme. Et que cette influence était étonnamment identique pour tous.
Cette expérience révèle l’effet direct des mots sur le cerveau, capable de se frayer un chemin parfois confus dans les arcanes de notre subconscient pour venir activer certains déclencheurs qu’on connait encore mal, mais qui sont autant de leviers d’influence de nos comportements. On comprend dès lors mieux son pouvoir catalyseur en matière d’hypnose et de psychanalyse.
« Ces mots font des choses, créent des fantasmes, des peurs, des phobies ou, simplement, des représentations fausses. »
nous dit Pierre Bourdieu dans son ouvrage vengeur « sur la télévision ».
Les mots pour (faire) agir
Qu’ils soient lus ou entendus, les mots agissent sur notre cerveau parce qu’ils ne sont pas uniquement porteurs d’une information brute, mais aussi capable de communiquer des émotions comme le montre cette vidéo qui a fait, en son temps, le tour du net.
Ce n’est pas un hasard si Victor Hugo qualifiait les mots d’« êtres vivants ». En matière de littérature comme de stratégie de contenus, le choix des mots est évidemment essentiel pour toucher, sensibiliser et parfois alerter. Quiconque a un jour travaillé sur une campagne de marketing de contenu sait qu’il existe des mots poisons et des mots antidotes qui conditionnent la manière dont nous réagissons. On sait par exemple que le cerveau imprime mal la négation et qu’il est préférable de dire « je vous rassure » plutôt que « ne vous inquiétez pas ». Les publicitaires connaissent aussi le pouvoir performatif de certains mots comme « argent », « gratuit », « nouveau », « santé » ou « sécurité », susceptibles de nous engager un peu plus loin dans un tunnel de conversion. Et que penser des épouvantables techniques de clickbait qui pourrissent nos écrans et mettent au défi notre capacité de résistance. Les mots, choisis à bon escient, nous poussent à agir ou nous inhibent. Ils sont choisis dans ce but.
De l’influence à la manipulation
Cette puissance cognitive des mots est souvent la chasse gardée des coachs en pensées positives et autres « mindful meditation ». Mais derrière les citations pleines de bons sentiments qui nourrissent nos timelines se cache un pouvoir beaucoup plus obscur.
« Avec les mots on ne se méfie jamais suffisamment, ils ont l’air de rien les mots, pas l’air de dangers bien sûr, plutôt de petits vents, de petits sons de bouche, ni chauds, ni froids, et facilement repris dès qu’ils arrivent par l’oreille par l’énorme ennui gris mou du cerveau. On ne se méfie pas d’eux des mots et le malheur arrive. »
Ces mots de Louis-Ferdinand Céline traduisent ce pouvoir de nuisance sournois que peuvent revêtir les mots. Au premier rang duquel se place les pratiques insidieuses du glissement sémantique, de l’euphémisation et des éléments de langages, auxquels la communication politique et corporate nous habituent et changent progressivement nos perceptions. C’est le « réfugié » qui se transforme en « migrant », la « récession » en « croissance négative », le « salarié » en « collaborateur », le « sous-traitant » en « partenaire », le « pauvre » en « défavorisé ». Deux termes, deux interprétations. Une manipulation du langage qui tient de la stratégie, selon le comédien militant Franck Lepage, qui s’amuse régulièrement à démontrer la virtuosité de la langue de bois et des effets de sens.
« Déguiser sous les mots bien choisis les théories les plus absurdes suffit souvent à les faire accepter » nous prévient Gustave Le Bon, auteur du toujours très actuel essai « psychologie des foules » qui a inspiré nombre de gentils dictateurs du siècle dernier. Du glissement sémantique à la manipulation, il n’y a donc qu’un pas. Mais un pas pour le moins dangereux et dont le mécanisme est remarquablement décrit dans le roman dystopique 1984. Orwell fait de sa Novlangue le moyen central d’endoctrinement du peuple.
« Des gens qui ne peuvent pas bien écrire ne peuvent pas non plus penser correctement, et s’ils ne peuvent pas penser correctement, d’autres le feront à leur place »
nous dit-il. En réduisant progressivement le vocabulaire, en détruisant volontairement les mots, le Pouvoir en place dans son roman cherche à rendre inopérante toute nuance de langage et empêche par conséquent toute liberté de pensée critique. Un procédé bien plus efficace que la violence pure, mais pas moins barbare. « Nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer » s’enorgueillit Syme, un des fonctionnaires responsables de la mise en œuvre de la Novlangue. « Une caractéristique des termes du discours politique, c’est qu’ils sont généralement à double sens. L’un est le sens que l’on trouve au dictionnaire, et l’autre est un sens dont la fonction est de servir le pouvoir – c’est le sens doctrinal. » précise le linguiste militant Noam Chomsky. A bon entendeur…
La manipulation par les mots est donc non violente. Elle transforme en douceur l’opinion d’une société entière. C’est ce qui la rend terriblement efficace. « Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on en avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet et voilà qu’après quelques temps l’effet toxique se fait sentir » témoignait le philologue allemand Victor Klemperer dans son ouvrage « Lingua Tertij Imperii » (langue du Troisième Empire) au sortir de la guerre. Son ouvrage démontre comment la propagande Nazie n’a pas eu besoin de créer de nouveaux mots pour distiller son venin, mais simplement en détourner leur sens pour se répandre progressivement dans la langue du quotidien. Au point que les Allemands, dont la plupart n’était pas particulièrement acquis à Hitler, se sont peu à peu laissés endoctriner par cette langue simplifiée et radicalisée et dont toute rationalisation était devenue impossible. Ca ne vous rappelle rien ?
Quand l’inaudible devient plausible
Les ressorts psychologiques et sociaux qui accompagnent les mots sont donc intimement liés. En d’autres termes, un mot peut être considéré comme parfaitement intolérable dans un contexte particulier et totalement admis à une autre époque. C’est ce que décrit très bien le concept de la fenêtre d’Overton, du nom de l’universitaire américain qui en bâtit la doctrine. Cette théorie de construction des opinions démontre comment il est possible de faire peu à peu passer un concept moralement et socialement impensables à quelque chose d’acceptable et finalement raisonnable. Cette fenêtre d’acceptabilité sociale se déplacerait au gré des éléments de langage, des argumentations, des raisonnements auxquels nous sommes régulièrement soumis. A titre d’exemple, les dispositifs de surveillance de masse auquel nous sommes aujourd’hui quotidiennement soumis étaient totalement inacceptable il y a encore quelques années. Ils ont été rendu possible par un travail de sape, lent et insidieux, de fabrique du consentement s’appuyant autant sur la légitimité académique que le militantisme, le relativisme culturel et la puissance d’influence des relais d’opinion. Plus largement, cette théorie montre comment un mot, considéré comme impensable à un instant T, peut conduire au final à un acte socialement admissible. Une mécanique néfaste, à l’œuvre autant dans les invectives régulières commises sur Twitter que dans les psalmodies des chaînes d’infos, et qui nous ramène irrésistiblement à l’univers dystopique d’Orwell et de sa Novlangue.
Il faut nommer les choses
Cette théorie d’Overton rappelle l’importance de nommer les choses pour éviter d’en faire un tabou repris par les extrémismes de tous bords. Et rester attentifs à toute tentative d’altération opportuniste de nos vocabulaires qui émaille, par facilité ou par paresse, le langage du management et de l’entreprise.
« Pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d’un homme. »
témoigne Primo Levi dans son œuvre maîtresse « Si c’est un homme », nous prévenant qu’il faut se méfier de l’indicible. Car une chose n’existe collectivement que par le mot qui la nomme. Le jour où ce mot disparaît, c’est un peu de liberté qui meurt avec lui.
Pascal Beria