Entreprises : quand les publics montrent le sens
Les marques de la grande conso’ comme celles de la grande distrib’ infléchissent leurs stratégies en faveur d’un monde plus écologique, responsable, éthique. Et elles le disent. Une tendance de fond, palpable à travers des récits concrets lors de la Conférence Stratégies sur les enjeux en Communication. Retour sur la journée et mise en perspective.
Grâce au partenariat conclu entre Kontnü et Stratégies, j’ai participé à leur conférence organisée tous les ans sur les tendances en communication. Une journée tour d’horizon particulièrement dense durant laquelle une vingtaine d’intervenants – directeurs marketing et communication de la grande consommation ou distribution et prestataires – se sont succédé au micro.
Consommation de masse et raison d’être
C’est peu dire que la question du sens fut présente tout au long des conférences. Entendre le nom de l’écologiste Pierre Rabhi cité à plusieurs reprises par des Dir com’ de marques renommées ou des patrons de grosses agences de pub a quelque chose… d’inhabituel. Le signe que les choses évoluent ?
Beaucoup s’en félicitent, certains s’interrogent sur la pérennité de ce tournant, d’autres, comme Muriel Vandermeulen, s’émeuvent du brouillage des pistes qui en résulte… Le fait est que marques comme distributeurs mettent le paquet sur le sens et rivalisent de discours écologiques, éthiques, sociétaux… « Purpose is the new digital » a-t-on pu entendre lors de cette conférence marathon : la raison d’être érigée en nouvel enjeu incontournable du marketing et de la communication !
La journée a démarré sur une Keynote au titre explicite – La nécessaire réconciliation du sens et du business des marques – à partir, notamment, de l’expérience de Philippe Thobie comme Directeur marketing et communication chez Carrefour. « Les marques ne seront durables que si elles sont responsables » a renchéri Jean-Luc Chetrit, à la tête de l’ex-UDA (Union des Annonceurs) rebaptisée Union des Marques, changement révélateur de la distance prise avec la publicité qui n’est plus – ouf ! – l’unique moyen de toucher les consommateurs.
Des publics en quête de sens
Si les marques sont en quête de sens, c’est que les publics le sont aussi. Comme en écho à Romain Gary « La vie n’a aucun sens, c’est à vous de lui en donner un », plus de la moitié des Français, et les trois quarts des moins de 25 ans, expriment ce besoin.
Interrogés sur les critères de sens pour une marque, ils placent la préservation de l’environnement au même – top – niveau que l’utilité à l’économie et la création d’emploi ! Sujets prioritaires s’il en est, suivis de peu par le comportement éthique et l’utilité à la société.
Autre étude, « mêmes » enseignements : 3 Français sur 4 veulent une société plus écologique, 6 sur 10 une société plus collaborative (Ipsos, 2019)
Les marques attendues au tournant changement
Près des deux tiers des consommateurs dans le monde préfèrent acheter à des entreprises qui défendent leurs valeurs et leurs convictions personnelles (Global Consumer Pulse Research, Accenture, 2019). Selon le classement BrandZ 2019, « les entreprises françaises ayant montré un engagement fort sur questions sociétales ont vu leur valorisation boursière progresser 2 fois plus vite que les autres » rapporte Philippe Thobie qui se félicite aussi que « De plus en plus de diplômés des grandes écoles choisissent aussi leur job en fonction de l’engagement écologique et sociétal des entreprises ». Effectivement, plus d’un jeune de la génération Y sur 2 n’envisage pas de travailler pour une entreprise dont il ne partagerait pas les valeurs. (The Millennial Survey, Deloitte).
Les actionnaires, collaborateurs et futurs collaborateurs rejoignent les consommateurs sur ces attendus forts, avec de larges recoupements entre les différents groupes accentuant la « pression ». Des tendances convergentes qui amènent Philippe Thobie à recommander de :
« considérer le sens comme un atout de performance à même de sécuriser les revenus futurs en allant chercher des relais de croissance en réorientant certaines activités si nécessaires ».
Dont acte.
Les entreprises « nées responsables » et les autres
Certaines entreprises ont bâti leur business model et leur succès sur ces attentes : comme l’incontournable marque de vêtements écologiques Patagonia, où l’on rêverait tous de travailler… Même si elle « propose le petit gilet polaire à 250€ » ironise Doan-Anh PHAM, du département Trends d’Ipsos, exagérant quelque peu car il en existe des moins chers 😉
Ou encore Veja, qui, à l’inverse des autres fabricants de baskets, préfère se passer de publicité de façon à utiliser des matières premières écologiques acquises de façon équitable, bien payer ses salariés et… l’affiche clairement à travers un positionnement disuptif ! Plus près de nous, on pense spontanément à C’est qui le patron, la marque du consommateur, qui propose à celui-ci de créer ses propres produits alimentaires, Yuka, l’application aux 12 millions d’utilisateurs ou Le Bon coin, que l’on ne présente plus : il compte, aux côtés des Gafa, parmi les sites les plus visités dans l’hexagone.
Pour les mastodontes de la grande conso’ ou distrib’ décidés à prendre le virage, définir une raison d’être s’avère plus compliqué. Mais « la démarche oblige » tempère Philippe Thobie, « à commencer par les communicants, à qui le chantier incombe souvent ».
A chaque marque, sa – bonne – cause
L’expert en « meaningful brands for sustainable growth » recommande de partir des objectifs de développement durable établis par l’Onu et de choisir un combat – voire 2 mais pas 40 ! – en ligne avec les préoccupations des consommateurs/citoyens et les personnalité et stratégie de l’entreprise.
Catherine LADOUSSE, Directrice de la communication de Lenovo, insiste aussi sur la nécessaire légitimité : « Traduisant l’ambition d’être accessible à tous grâce à l’innovation technologique, Smarter technology for all correspond bien à la diversité par nature au cœur de l’ADN d’un groupe aussi multinational que Lenovo. »
Une valeur également portée par Coca, qui « a affiché la diversité ethnique dans ses publicités dès 1960 alors que sévissait encore la ségrégation raciale aux Etats-Unis» rappelle Laurent TURPAULT, Directeur de la communication de la RSE et des affaires publiques. Plus récemment, en 2017, des campagnes mettaient en scène des femmes au volant en Arabie Saoudite, alors que la loi leur interdisait toujours de conduire !
Leroy Merlin arbore une raison d’être étroitement liée à son activité : « Aider les gens à être bien chez eux ». Erwan SOQUET, Directeur Marque et Communication externe, remonte aux sources et raconte : après la grande guerre, Adolphe Leroy et Rose Merlin revendent les surplus laissés par l’armée américaine et démontent les baraquements militaires pour répondre à la forte demande de construction et aménagement intérieur ; le marché du bricolage vient de naître, la célèbre enseigne aussi, les entrepreneurs se marient et… On connait la suite.
Le grand distributeur et les petits producteurs
« Avec une image de grand méchant de la grande distrib’,Carrefour partait de loin », constate Philippe Thobie. « Convaincu que le système alimentaire mondial marche sur la tête » et conscient que son entreprise en fait partie, il raconte comment il a « œuvré pour changer celle-ci de l’intérieur ».
Le groupe a commencé par s’engager sur un sujet précis : la législation européenne qui interdit de nombreuses semences paysannes et nuit à la biodiversité. Carrefour a rejoint le combat des petits producteurs contre ces restrictions et conclu des engagements sur 5 ans pour réintroduire les légumes d’antan – de l’Oignon rose d’Armorique à l’artichaut Camus du Léon – sur ses étals. Le clip « Le marché interdit » a fait parlé de lui, la pétition sur change.org a recueilli a plus de 80 000 signataires… Résultat : le parlement européen a finalement revu sa législation autorisant les producteurs à vendre leurs propres semences : une excellente nouvelle pour l’agriculture biologique !
Dans la lignée de Act for Good, initié par WWF pour inciter chacun à changer ses habitudes afin de préserver l’environnement, Carrefour a ensuite lancé Act for food un programme mondial d’actions concrètes en faveur de la transition alimentaire. Visant à permettre de « mieux manger partout, tous les jours et sans payer plus cher », il se décline en 13 engagements, parmi lesquels le bio Français accessible, la pêche responsable, la traçabilité… ou encore la suppression des pesticides et des traitements antibiotiques.
Avec une raison d’être dans la même veine – «Aider les hommes à manger mieux » – Fleury Michon a vu ses ventes de plats cuisinés chuter de 20% à la suite de la crise de la viande de cheval dans les lasagnes alors qu’ils… ne proposent pas ce produit ! De là est née l’opération « Venez vérifier », lancée autour de visites d’usines puis déclinée au fil des années dans un ambitieux programme associant transparence et pédagogie à travers de multiples actions.
Des impacts business pas toujours immédiats
Ravi d’avoir contribué à faire changer la loi, Philippe Thobie rapporte que Carrefour a « gagné 10 points en an sur les items de la confiance et du soutien des consommateurs à mieux manger, selon le baromètre image de la marque.» Il se félicite aussi de de fortes progressions du chiffre d’affaires des produits dans le périmètre du programme Act for Food. Une croissance certainement aussi être portée par le mouvement global en faveur de ce type de denrées.
Les bénéfices sur les ventes ne sont pourtant pas toujours immédiats : Guillaume Marolleau (Responsable Digital et expériences consommateurs de Fleury Michon) reconnait que « les produits bio tournent 3 fois moins bien que les autres en hyper. D’où la nécessité d’une vision à long terme, sinon on ne ferait rien ! ». Tous s’accordent sur la nécessité du temps long dans lequel inscrire une démarche de fond : agir sur le terrain, mettre en place des programmes, engager des actions… avant de communiquer. Mais ne pas trop tarder non plus tant les aspirations des publics sont fortes : 4 Français sur 5 attendent des entreprises qu’elles communiquent « for good ».
Attentes et méfiance de la part des consommateurs
Encore faut-il trouver l’art et la manière, sous peine de voir ses campagnes taxées de Green Washing. Ariel en a fait les frais avec Partageons les tâches : le clip montre un papa qui, voyant sa petite fille reproduire dans ses jeux les tâches ménagères assurées par son épouse débordée, se décide, en héros, à lancer une machine ! Une prise de position timide qui arrive bien tard : « Tellement bon enfant et fade comparé à la créativité bouillonnante des manif’ Nous toutes » regrette Doan-Anh PHAM. Risée des réseaux sociaux, le clip s’est vu épinglé par Sophie Gourion dans un billet sur les lessiviers et le feminism washing.
Beaucoup flairent l’opportunisme à travers ces messages « responsables » et soupçonnent les marques d’être plus enclines à porter de beaux discours qu’à agir. Si les Français attendent une communication « for good », un sur deux pense que celle-ci ne correspond pas à la réalité. « Après des décennies de campagnes sur les prix qui s’intéressaient peu à eux, les consommateurs perçoivent encore souvent le marketing comme antinomique de l’honnêteté. Aujourd’hui, ils décryptent parfaitement les stratégies mises en œuvre et se méfient » alerte Guillaume Marolleau qui se demande toujours, avant de lancer une campagne :
« Est-ce qu’à la place des publics j’accepterais un tel message » ?
Entre actes et com’ : nécessités réciproques et cercle vertueux
La méfiance appelle des preuves : « Chez Carrefour, on a commencé par là » rapporte Philippe Thobie, « Il faut se doter d’indicateurs-clé de performance pour rendre des comptes sur l’impact et être en mesure de montrer des progrès concrets». Si les faits précédent nécessairement la communication, celle-ci doit démarrer dans la foulée, avant d’avoir coché toutes les cases. « Quand on leur explique avec humilité que tout n’est pas encore parfait mais que l’on y travaille, les consommateurs comprennent » confirme Guillaume Marolleau alors que Fleury Michon enlève petit à petit les conservateurs de ses plats cuisinés et vient de lancer une gamme en barquette bois. « Les publics n’en voudront pas à une marque de ne pas être absolument exemplaire, mais ils questionneront son utilité si elle ne s’engage pas dans une démarche de progrès » renchérit Philippe Thobie.
« Communiquer, s’engager, c’est aussi agir, cela constitue une action en soi » précise Catherine LADOUSSE. Forcément fondée sur des actes bien réels, la communication appelle et stimule les actions futures. Car oui, les mots ont un pouvoir : c’est d’ailleurs le thème du colloque Kontinüm que Kontnü organise le 17 janvier prochain. On poursuit la réflexion sur le rôle des contenus et le besoin de sens ce jour-là ?
Muriel Gani
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